Droit d'auteur

 V ous l'aurez remarqué, du moins je l'imagine, un peu partout en ce début d'année 2006, ça discute ferme sur le «droit d'auteur» mais aussi et surtout sur sa protection. De ce droit et d'autres du même genre, le copyright, le brevet, bref tout moyen permettant de garantir la rétribution des inventeurs et de leurs ayant-droits, ainsi que le contrôle de l'usage des inventions protégées. L'objet qui crée ce trouble et provoque ces discussions est «Internet», une manière abusive de désigner les outils qui permettent – peut-être – de violer ces droits. Et comme souvent dans ces «débats de société», la question est mal posée, ce qui fait, en toute logique, que les réponses sont inadéquates à traiter le problème.

J'en parle dans divers autres textes, «le problème» est toujours le même: nous avons actuellement deux structures sociales qui cohabitent dans un même espace, cela dit à la fois de manière symbolique et effective: deux sociétés superposées ou plutôt imbriquées, mais aussi deux organisations physiques incompatibles. Factuellement, la situation ne diffère guère de celle qui exista en Europe au tournant des XVIII° et XIX° siècles et provoqua les remous que l'on sait: pour ne parler que d'elle la Révolution française, celle qui a droit à une majuscule, n'est pas seulement une œuvre morale, désir ou besoin de changer de régime politique, mais une nécessité structurelle, le modèle «bourgeois» d'organisation de la société étant entravé par le maintien de la structure «monarchique», dont le rendement social est de plus en plus faible alors que son coût est de plus en plus élevé, du fait même de son incompatibilité avec la marche réelle de la société. Aujourd'hui, on assiste donc à quelque chose de comparable: les tenants de «l'ordre ancien» voudraient que les changements en cours s'insèrent dans les structures qu'ils défendent, avec ce problème que changements et structure sont liés. Si les analyses factuelles de Marx et Engels ont vieilli, l'hypothèse générale reste valide: dans une société, il y a un lien inaliénable entre infrastructures et superstructures, et on ne peut maintenir une certaine forme d'organisation politique quand le substrat sur lequel est s'est construite n'existe plus. Actuellement, une large part de l'infrastructure de nos sociétés a changé, mais la superstructure qui les régit correspond a un état ancien, celui en vigueur essentiellement jusqu'à la décennie 1970.


Ce qu'on nomme habituellement Internet, et qui à la fois n'est qu'un aspect du réseau actuel d'interconnexion des ordinateurs et n'est qu'un élément somme toute assez mineur du réseau global de télécommunications intégrant tous les médias utilisant l'électronique comme vecteur de diffusion, a du moins l'intérêt de mettre en évidence l'obsolescence de nos règles concernant le droit de diffusion et d'usage des œuvres – ce terme désignant ici toute «production de l'esprit», que ce soit dans les domaines de l'art, de la science ou de la technique. Pour revenir au XVIII° siècle, on voit là quelque chose qui ressemble beaucoup aux conditions qui amenèrent les «auteurs» à inventer la notion de leur droit propre et surtout, à se constituer en société civile pour défendre ce droit: le fait que les règles concernant la «licence de publication» n'était plus adaptée aux réalités de la diffusion de leurs productions.

Avant le XVIII° siècle la question des «droits» moraux ou financiers de l'auteur se posait autrement: il n'existait pas de littérateur de profession comptant établir une part significative de ses ressources par la vente de ses ouvrages; pour la production comme pour la «consommation», et pour des questions de contrôle des États, le marché restait très restreint: sauf certains usuels et les textes sacrés, au début du XVII° siècle un bon tirage atteignait 2.000 exemplaires. Pour diverses raisons concordantes (amélioration des procédés, alphabétisation, libéralisation du métier d'imprimeur en Grande-Bretagne, en Suisse, dans les Provinces unies, stratégies commerciales innovantes, etc.) il devint possible pour des auteurs de faire connaître, et donc rémunérer, leur travail sans devoir en passer par le théâtre ou par la protection d'un mécène riche et puissant. Cette question du «droit d'auteur» se pose avec acuité en premier lieu dans le Royaume Uni, d'ailleurs, qui fut la première nation a l'établir, en 1709.

Pour le «droit moral» (la reconnaissance du statut d'auteur), comme l'écrit l'auteur d'un des articles de l'encyclopédie libre Wikipedia sur le droit d'auteur[1], on peut considérer que «le droit moral existait déjà dans l'Antiquité, avec l'attribution de L'Illiade à Homère». On pourrait aller encore plus loin, avec les Psaumes et Qohelet, attribués au roi Salomon. Sans aller jusque là, ce droit existe, au moins de manière implicite, depuis l'existence d'auteurs historiques – Platon, Aristote, et autres auteurs de l'antiquité grecque et latine. Cela dit pour la partie Européenne et Moyen-orientale de la question: il semble qu'en Chine ce soit un peu plus ancien. Mais n'ergotons pas, il semble évident, simplement, que la notion d'auteur comme celle d'individu sont corrélées à l'apparition de la notion d'«histoire», de continuité temporelle d'une société. Je veux dire, l'idée d'un individu «ordinaire», et non d'un héros, d'un prophète ou d'un roi singularisés. Mais ce n'est pas avant le XVI° siècle que l'idée d'une rétribution liée à la diffusion d'un texte n'apparaîtra. C'est bien sûr lié, cette fois, à l'invention d'une technique qui permet une reproduction «industrielle», l'imprimerie par caractères mobiles.

Passons les siècles: à la fin du XVIII°, tant le concept de droit patrimonial que sa réalisation dans la législation est établi dans l'ensemble des sociétés en voie de démocratisation, mais dans deux orientations différentes, le régime proprement désignable «droit d'auteur» et celui désigné comme copyright, «droit de copie» ou «droit de reproduction». Comme le remarque assez justement le même article, «avec l'amélioration des technique de reprographie et la généralisation de l'accès à l'écrit émerge une nouvelle classe d'auteurs dont la capacité à être diffusés dans un premier temps, puis les revenus dans un deuxième temps, sont de plus en plus liés à la capacité à faire un profit sur la vente des livres. Ce profit étant partagé entre l'éditeur et l'auteur, les intérêts des uns et des autres sont, dès le XVIIe siècle en Angleterre, présentés comme solidaires». Je fais juste une petite correction: cette convergence d'intérêts et cette solidarité existent, ou du moins devraient exister, partout, et pas seulement en Angleterre. Cela dit, le passage expose bien la question et montre sur quoi les deux modèles divergent: dans l'un on met en avant l'auteur, dans l'autre, l'éditeur. Sans dire que ça n'occasionna jamais de conflits, ces deux tendances ne posèrent pas trop de problèmes jusqu'à récemment: en France, c'est le régime du droit d'auteur qui prime, en Grande-Bretagne c'est celui du copyright, et voilà tout. Mais la globalisation ou mondialisation effective, telle que représentée par le «world wide web», “la Toile”, change complètement la donne. Encore une fois, Internet n'est qu'un symptôme mais comme souvent la société, qui n'est pas médecin, ou en est un à la mode Molière, veut éliminer le mal en «soignant» le symptôme et non la cause.

Le problème est simple: comme le dit le nommé Bram Cohen, inventeur d'un des procédés permettant l'échange de données «de pair à pair» (et qui soit dit en passant profite du succès de son logiciel pour pomper du fric à la «vieille industrie» en lui faisant croire qu'elle pourra rentabiliser son investissement), dans une interview au Monde et en réponse à la question, «Alors, tout va s'arranger pour les producteurs ?»,

«Non, en tout cas pas pour l'industrie musicale. Son business model est caduc, pour des raisons liées aux nouveaux outils informatiques, mais qui n'ont rien à voir avec le piratage. La musique devient un marché hyper-concurrentiel : bientôt, un musicien solitaire pourra enregistrer un produit de qualité dans sa salle à manger, avec du matériel à la fois bon marché et performant. Les coûts de production s'effondrent, cela va devenir difficile de faire de gros profits dans un environnement aussi surpeuplé. La bonne vieille concurrence va faire souffrir l'industrie du disque beaucoup plus que le piratage
Par ailleurs, pour les entreprises de distribution, la fin est proche, même si elles ne l'ont pas encore accepté. Le coût de la bande passante tend vers zéro, et les disques durs deviennent si énormes et si bon marché que, bientôt, toutes les musiques et tous les films que vous posséderez tiendront dans un seul boîtier. Toute cette logistique lourde consistant à graver des CD et des DVD, à les stocker dans des hangars, à les transporter dans des camions, à les empiler dans des magasins, à aller les acheter en voiture, tout ça sera bientôt obsolète.
Quand on y réfléchit, c'est complètement ridicule et irrationnel de distribuer des produits numériques sur des supports physiques».

Bram Cohen n'a à coup sûr pas parlé de «business model» et a plutôt évoqué un «modèle économique»; il se trouve que quand on est anglophone, cela s'énonce par les mots «business model»; en français, écrire cela a un autre sens: l'acceptation du vocabulaire des partisans d'un américanisation de l'économie mondiale (américanisation supposée, plutôt), et implicitement leur philosophie politique. Mais mon propos n'est pas de relever certaines particularités des journalistes du quotidien Le Monde (ici, Yves Eudes). Bram Cohen expose en peu de mots pourquoi la défense des positions acquises est vouée à l'échec: «Quand on y réfléchit, c'est complètement ridicule et irrationnel de distribuer des produits numériques sur des supports physiques». Il se trouve que chaque année plus de personnes «y réfléchissent».

La logique est la suivante: je paie un abonnement mensuel de 30€ pour une connexion ADSL illimitée, avec le bénéfice d'une ligne téléphonique supplémentaire, outre celle classique (pour autant que je la conserve, bien sûr). Ma note d'électricité, correspond, avec un écran à plasma, à cinq ou six ampoules de 75 watts — en ajouter deux ou trois pour un écran cathodique, en enlever deux pour un ordinateur portable. Il faut considérer que ce coût ne varie pas, quel que soit l'usage de ma ligne ADSL: je peux en même temps faire du téléchargement, surfer sur Internet, faire de la bureautique ou de la programmation, envoyer et recevoir des courriels, jouer, «visiophoner», faire de la musique ou en exécuter, graver mes CD et DVD, etc. Si quelqu'un vous dit que le coût des téléchargements doit tenir compte, outre l'abonnement ADSL, de la consommation électrique de votre installation, concluez-en ceci, il réfléchit dans un modèle ancien de type taylorien où chaque objet a un usage unique, chaque activité est séparée des autres. Sauf quand je le laisse tourner pendant que je ne suis pas là pour qu'un téléchargement en cours se continue, en général j'utilise mon ordinateur pour autre chose pendant que je fais ces téléchargements, par exemple, j'écris les textes qui figureront sur ce site. Et même pendant mon absence d'autres tâches s'effectuent, notamment ma «boîte aux lettres» électronique continue à recevoir les dizaines de spams et virus quotidiens que je reçois (pour la période allant du vendredi 24 février 2006 à 15h28 au Lundi 30 janvier 2006 à 10h17, j'en ai reçu plus de de 150, soit 22 par jour, en moyenne) et les quelques vrais messages perdus dans le tas.

Le gravage. Pour l'heure, je n'ai pas de graveur DVD, donc je ne connais pas les coûts qui sont sûrement, au point de vue du rapport quantité/prix, inférieurs à celui des CD; pour ceux-ci, le prix unitaire minimal est d'environ 80cts pièce. Ma ligne, qui n'est pas encore optimale, me permet de recevoir environ 120 kilo-octets de données par seconde, soit environ 7 méga-octets (Mo) par minute et 422 Mo par heure. Suivant la qualité de rendu, une minute de musique dans un format compressé représente 0,5 à 1,5 Mo, ce qui implique que je peux en télécharger en moyenne environ 7 "heures" par heure… Comme dit, ma ligne est encore d'assez bas débit, dans les meilleurs lieux on peut avoir des débits deux à six fois plus rapides, et bientôt jusqu'à douze fois plus rapides, ce qui correspond donc respectivement à 14, 42 et 84 "heures" par heure. Soyons pessimiste et disons que ma machine consomme 30cts d'électricité par heure: cela fait varier le coût de la minute de musique, si même je n'utilisais mon ordinateur que pour ça, à environ 0,07cts pour l'électricité, 0,0001cts pour l'abonnement, l'heure à respectivement 4,2cts et 0,006cts, les sept "heure" horaires (sic) à 30cts+0,4cts = 30,4cts. Je décide de les transposer sur CD: si je constitue un disque "MP3" (ou "OGG", l'équivalent dans le domaine du logiciel libre), je pourrai y mettre environ 8 heures de musiques, ce qui donne ceci:

35cts + 0,5cts + 80cts = 1,155€

Au cas ou je décide de graver des CD audio pour pouvoir les jouer sur ma chaîne HI-FI ou sur mon baladeur-CD non compatible MP3, ça donne, pour un CD moyen de 70 minutes:

5cts + 0,1cts + 80cts = 0,851€

C'est donc très loin du coût d'un CD «commercial», qui varie de 4€ à 40€, sauf rares opérations de promotion pour disques ringards et mal enregistrés à moins de 2€. Ainsi que dit, je ne me suis guère intéressé, pour l'heure, aux DVD, magré tout j'ai une idée sur leur coût unitaire, qui est environ le triple de celui d'un CD pour une capacité de stockage huit fois supérieure, ce qui réduit d'autant le coût du support. Il n'y a bien sûr pas que la question du coût, il y a aussi celle de la densité (avec un DVD MP3, on peut donc disposer sur un objet de 8cm de diamètre et de quelques millimètres d'épaisseur d'environ 42 heures de musique, l'équivalent d'au moins cinquante CD) et celui du choix: dans tel disque, je n'apprécierai pas obligatoirement tous les morceaux, donc pourquoi m'encombrer du choix d'un tiers, choix qui ne me convient pas ? Sans compter cet objet que je n'ai pas encore évoqué, le «baladeur MP3»: pour une taille variant entre un peu plus que celle d'un briquet de poche à environ celle d'un baladeur pour cassette, on peu stocker entre 100 et 6.000 heures de musique et même, désormais, des images fixes ou animées. Il me semble en outre que, si ce n'est encore fait, la prochaine évolution de ces "baladeurs" est l'interconnectivité avec les téléphones portables et la possibilité, par ce biais, de gérer son courrier électronique via cet outil. Il y a quelques temps j'avais rédigé un texte sur cette question en 1999: le fait que «l'ordinateur» serait très vite réduit une taille ridicule. Je donnais même les dimensions:

«Il tient dans la poche. Dimensions: 8,5cm sur 5,5cm sur (---). Disons, au moins 0,3 cm. Et en version "kit complet", 10x6x1,5 cm. Actuellement, on a tout pour ça».

Un paquet de cigarettes, guère plus. La question étant de savoir ce qu'on nomme «ordinateur». Pour moi, les baladeurs MP3 sont des ordinateurs, ils comportent ce qui fait qu'un ordinateur peut réaliser ce qu'il réalise: un processeur, de la mémoire, une unité de stockage (“disque dur”), un logiciel de gestion des données, des connexions. Le «kit complet» désignait deux éléments qui permettent à un humain de faire usage de son ordinateur: une «entrée» et une «sortie». En ce cas je pensais à un clavier et un écran, considérant qu'un clavier peut en même temps faire usage de «périphérique de pointage» (de “souris” ou de “trackball”). Dès cette époque existaient deux objets qui permettaient – et permettent toujours – ce «kit complet» aussi petit: le «clavier souple» et l'«écran feuille».

En fait, le clavier souple n'est pas un clavier, en ce sens qu'il n'a pas de «clés», de touches: il se compose de trois feuilles de plastique, l'une comportant la grille de contacts qui simulent les touches, les deux autres étant simplement la protection de la première, son enveloppe. L'écran-feuille est très similaire: de nouveau une feuille de plastique enduite de micro-contacts luminescents émettant une très faible chaleur, et deux autres feuilles pour la protéger. Un fois plié, ça ne tient guère plus de place – excusez cette comparaison grossière, par les temps qui courent – qu'un étui à cigarettes ou à cigares. Techniquement, la production industrielle de ces trois objets ne pose aucun problème, en fait, bien moins que la production des claviers et écrans «durs» et des gros ordinateurs actuels. Politiquement, économiquement, socialement, il en va tout autrement: ça signifie la disparition, ou au moins la reconversion drastique d'un grand pan de l'industrie. On rejoint là l'autre problème, celui de la diffusion «immatérielle» de la musique, de l'image et du texte: «Quand on y réfléchit, c'est complètement ridicule et irrationnel de distribuer des produits numériques sur des supports physiques»; quand on y réfléchit mieux, il est assez rationnel de vouloir éviter la disparition rapide de tout un ensemble d'activités qui génèrent une part très importante du PIB de la plupart des pays industrialisés, et une part non négligeable de beaucoup de pays dits émergents. Rationnel certes, mais non pas raisonnable.


Je parlais des deux modes d'approche du droit d'auteur, en fait il en a au moins deux de plus: sa non reconnaissance et la séparation entre le droit d'auteur et le droit de reproduction, le premier concernant alors uniquement le droit moral. En Chine encore à l'heure actuelle, même si ce pays commence à s'aligner sur les normes internationales, en Russie soviétique pendant longtemps, et pour partie dans la Russie post-soviétique, plus généralement dans tous les pays où les droits des personnes ne sont pas respectés ou ne sont tout simplement pas reconnus, la notion de droit d'auteur, un droit des personnes, n'a pas lieu. Ce non respect des droits des personnes tient à deux situations opposées, le trop d'État et le trop peu d'État. La Russie donne l'illustration des deux cas: avant la chute du régime soviétique la seule “personne” disposant de droits inaliénables était l'État lui-même; en sens inverse, c'est la faiblesse de l'État à partir de 1991 qui fit qu'on ne pouvait, et qu'on ne peut encore maintenant assez largement, même si ça tend à se normaliser, assurer ses droits sur ses inventions. En gros, on est passé du droit régalien absolu au droit du plus fort.

Mais il y a l'autre question, l'existence ou non du droit d'auteur au sens communément admis par les instances internationales, le droit patrimonial. Contrairement à ce que veulent nous faire croire lesdites instances et leurs relais nationaux, ce n'est pas un «droit naturel», un droit constitutif de la société, il est lié à des circonstances historiques précises. Comme je le disais plus haut, autant le droit moral est fortement lié à la reconnaissance des droits politiques des individus, autant celui patrimonial n'a de sens que dès lors qu'une «œuvre de l'esprit» peut faire l'objet d'une reproduction dans le cadre d'un processus industriel. Ce qui recadre bien, me semble-t-il, la question et la réponse qu'on peut y trouver: dans les conditions actuelles, la reproduction des contenus a-t-elle nécessité à se faire dans le cadre d'un processus industriel ? La réponse est non. Certains en prirent conscience dès la décennie 1980, du moins d'une manière pragmatique et non pas idéologique, dans une version “libérale” (la «liberté d'entreprendre») ou “libertaire” (la «libre disposition des biens sociaux»), précisément dans le milieu des développeurs informatiques, avec la généralisation des systèmes d'exploitation et des logiciels protégés dont les propriétaires ne publiaient pas le «code source» et même, en interdisaient l'accès, la divulgation et la modification. Or, cette manière de faire est aberrante: ça reviendrait pratiquement à interdire l'usage de certains mots et de certaines phrases de la langue sous prétexte qu'une certaine société commerciale en a acquis les «droits de propriété».

Abberrant ? Et non: le mot “caddie” est un mot de la langue; l'objet “chariot de magasin” existe; la société industrielle et commerciale nommée Caddie et fabricant des chariots de magasin a une telle notoriété qu'on a pris l'habitude de nommer les chariots de magasins des «caddies», avec minuscule, comme on dit «un frigidaire» pour désigner un réfrigérateur. Mais méfiez-vous, si vous omettez d'accompagner le mot «Caddie» (avec une majuscule obligatoire) du sigle “®” indiquant qu'il s'agit d'une marque enregistrée, vous risquez de vous retrouver devant un tribunal pour usage abusif de la marque. Cette tendance à l'enregistrement généralisé de la réalité pour en faire une liste d'objets de consommation soumis à droit d'usage est une tendance qui ne cesse de progresser depuis au moins le début de la décennie 1970. dans certains États on peut même breveter des plantes ou de gènes, désormais, sans pourtant qu'on puisse dire que leur «inventeur» ait fait grand chose pour qu'ils soient disponibles. Je ne dirai pas qu'il ne s'agit pas d'une sorte d'«américanisation», cette fois-ci, tenant compte qu'il ne s'agit que de la réinvention d'un phénomène qui se déroula en Europe il y a environ un demi millénaire, celui de la «foreclosure», mot anglais dérivé du mot français «forclusion», qui se définit comme la «prise de possession par le prêteur d'une propriété engagée en garantie ou sur hypothèque, en raison du défaut de payer par le débiteur». En fait ça n'avait pas grand chose à voir avec la forclusion, que ce soit en ce sens ou en celui de «déchéance ou exclusion d'un droit ou d'une faculté qui n'ont pas été exercés en temps utile»; il s'agissait plutôt de «forfaiture» au sens étendu de «manquement grave à une parole donnée, à son devoir; trahison de la confiance d'autrui»: s'emparer de terrains communaux en excipant d'un titre de propriété faux ou fallacieux. Si la chose est anglaise dès la première moitié du XVI° siècle, elle ne tarde pas à gagner le reste de l'Europe, avec plus ou moins de violence, pour des raisons qui ne diffèrent guère de celles d'aujourd'hui: la «montée de la concurrence».

Aux mêmes causes les mêmes effets: la conjonction d'une sorte de première «révolution industrielle», d'une modification dans les pratiques commerciales et de l'agradissement soudain de l'univers avec la découvertes des «Indes occidentales» a comme effet paradoxal d'«appauvrir» le vieux continent par un double mouvement: l'enrichissement de certaines couches de la population et la dépréciation des denrées exotiques ou requérant un certain savoir-faire qui, étant moins rares, sont logiquement moins chères. On dit qu'abondance de biens ne nuit pas, mais ça n'est pas si évident: la légitimité des hautes classes à avoir une position sociale élevée est largement tributaire de leur capacité à gérer au mieux la pénurie; si celle-ci diminue, leur légitimité s'abaisse d'autant. De ce fait, pour maintenir leur position, au lieu de gérer la pénurie elles vont l'organiser, ce qui consiste à en limiter l'accès au plus grand nombre par divers moyens. Notamment, par l'expropriation et par la privatisation des biens collectifs. Cela ne vous rappelle rien ? Et bien oui: nous sommes en un temps de forclusion…

Il apparaît donc rationnel de vouloir maintenir un ensemble de pratiques qui en apparence «n'ont pas de sens»: elles en ont un, le maintien des positions acquises. Bram Cohen dit une autre chose très pertinente, et qui encore une fois situe bien la rupture entre une logique adaptée aux nouveaux moyens et une autre qui voudrait adapter ces moyens à la logique ancienne:

«Question: Que pensez-vous du débat français actuel sur la licence globale et la copie privée ?
D'après ce que j'ai compris, le raisonnement des partisans de la licence globale est fondé sur des notions complètement périmées.
L'analogie avec la radio ne tient pas. Sur Internet, on n'a pas besoin de faire des estimations approximatives: si on possède un bon système — comme BitTorrent —, on peut obtenir des informations précises sur tout ce que font les utilisateurs, et facturer chacun selon sa consommation.
La licence forfaitaire sur Internet créerait un système injuste, à la fois pour les clients et pour les ayants droit. Cela pourrait aussi être un système corrompu: la répartition de l'argent serait décidée de façon arbitraire, et ce genre de décision ne peut pas être audité correctement
Question: Si vous rencontriez les parlementaires français, qu'auriez-vous à leur dire ?
A ceux qui ont voté la loi sur la licence globale, je dirais: votre but est de rendre la culture accessible à tous grâce à Internet, c'est très bien, mais pour ça, pas besoin d'interférer avec les forces du marché.
Le progrès technique et l'évolution économique vont pousser les producteurs à vendre leurs produits en ligne, c'est un processus naturel. Cette ingérence étatique est inutile.
Et aux professionnels qui rêvent de bloquer cette évolution, je dirais: en tardant à mettre vos produits en ligne, vous vous condamnez vous-mêmes. Vous ne pourrez pas maintenir artificiellement une situation héritée du passé, votre manque à gagner sera énorme. En fait, vous allez tout perdre».

Sinon que je n'analyse pas ça en termes de «forces du marché», Bram Cohen me semble pointer les éléments importants. La «licence globale», qu'on la nomme ainsi ou qu'on l'appelle «redevance» ou «abonnement», n'a de sens que pour les médias de flux tels que la radio ou la télévision hertziennes; à partir du moment où l'accès à un médium se fait dans le cadre d'une transaction entre l'émetteur et le récepteur, il y a une trace, laquelle indique tout: qui émet, qui reçoit, quoi, combien de temps, quelle quantité. Je suis assez d'accord, «le raisonnement des partisans de la licence globale est fondé sur des notions complètement périmées», ou plus exactement, inadaptées au contexte: du fait de la fluidité et le la mutiplicité des accès sur Internet, les parlementaires le perçoivent comme un média de flux classique, alors que sa structure le rend plutôt comparable au téléphone; et comme pour le téléphone, chaque «appel» est traçable. Cette idée de licence globale reviendrait en gros à faire payer une «note de téléphone moyenne» à chaque utilisateur quelle que soit sa consommation propre ce qui, ainsi que le dit toujours Bram Cohen, est injuste pour les clients. Et pour les ayant-droits.

En fait, il faudrait rémunérer les auteurs et leurs ayant-droits à la transaction mais avec une rémunération non linéaire: progressive jusqu'à un certain niveau, régressive ensuite, avec une valeur finale inférieure à la valeur initiale; quelque chose de ce genre: une rémunération initiale de "3", qui monte à "5" au niveau de la «moyenne de transaction» puis redescend jusqu'à "1" quand on arrive à «X fois la moyenne» et se maintient à ce niveau à partir de là. Bien sûr, mon échelle est trop restreinte, mais c'est l'idée. Quelque chose comme la progression puis la régression de la rémunération d'un auteur de livre: tant % jusqu'à un tirage de tant d'exemplaire, tant % en plus au-delà, tant % en moins pour l'édition «club de livre», tant % en moins pour l'édition de poche. De l'autre côté, pour le client, on aurait au contraire un paiement constant, "3" pour chaque transaction. Quelque chose du même ordre que la taxe sur les billets de cinéma: elle est la même pour toute place achetée, mais sa répartition favorise plutôt les films «de segment médian» au détriment des gros échecs et sans voler au secours des gros succès. On appelle ça la répartition, je crois. Problème, en ce moment la mode est plutôt à la capitalisation, c'est-à-dire, voler au secours du succès… Or, c'est le risque de la licence globale.

Je ne suis cependant pas en accord avec Bram Cohen sur une chose, «le progrès technique et l'évolution économique vont pousser les producteurs à vendre leurs produits en ligne, c'est un processus naturel». Si comme lui je pense que «cette ingérence étatique est inutile», je pense en revanche qu'une «intervention étatique» est nécessaire pour que «l'évolution économique» se fasse. Car ce genre d'évolution n'est pas naturel. Est «naturel» le contraire plutôt: la non évolution économique. Enfin non, ce n'est pas ça non plus. Disons que le phénomène constant de la vie est l'évolution; dans le même temps la biosphère a une inertie certaine et plutôt en contradiction avec l'évolution. Dans le cadre des sociétés humaines, «la technique» joue le rôle de «l'évolution», «l'économie» celui de la préservation des équilibres, et donc l'évolution de la technique ne peut se faire en complémentarité avec celle de l'économie, elle eest obligée de se faire en rupture avec elle. On revient à mon histoire de la superstructure et de l'infrastructure: l'organisation politique et économique correspond à la superstructure, celle des techniques et des groupes sociaux à l'infrastructure; il vient toujours un moment où le «corps social» est «en avance» par rapport à «l'esprit social», ou quelque chose du genre, parce que, par son renouvellement constant, il est plus sensible et plus réactif à l'évolution des techniques; on se retrouve alors avec une superstructure qui, pour me répéter, tente de régenter l'infrastructure selon les règles valant pour un état antérieur de la société, celui valable une à trois générations plus tôt. Une à trois générations, selon que, à un certain moment, la société a réussi ou non à «passer un cap».


On m'excusera de parler souvent de ce que j'ai pu écrire déjà, mais de fait, mes réflexions les plus générales tournant souvent autour des mêmes questions, je reviens tout aussi souvent sur les points déjà discutés. Je pourrais bien sûr ne pas en faire mention mais l'honnêteté me pousse à l'avouer. Ici, le point discuté par ailleurs est celui des «générations». Une manière approximative de désigner les choses, mais pas si fausse somme toute. Pour moi, «une génération» ça reste à-peu-près ce qu'on désignait ainsi dans mon jeune temps, environ vingt ans, bien que je sache que depuis le début du XX° siècle ça a tendu à s'allonger pour être aujourd'hui plutôt dans les vingt-cinq ans et même un peu plus. Malgré tout, une part importante de la population dans les sociétés qui m'intéressent le plus ici, celles dites développées, appartient à ces générations pour lesquelles «une génération» était donc de l'ordre de vingt ans, en gros, les gens de plus de 40 ans. Certes ils ne forment pas la majorité de la population (bien que, pour le Japon ou la Russie, je n'en sois pas sûr) mais du moins forment-ils majoritairement la part de cette population qui dirige et contrôle la superstructure. Si vous n'êtes pas au courant, sachez que l'âge moyen de nos députés est de 55 ans, celui de notre gouvernement de 53 ans (l'âge de notre premier ministre, justement…). Voyez comme sont les choses: en 2007, si tout se passe comme on peut le prévoir, on aura à droite un combat entre Sarkozy, 52 ans, Villepin, 54 ans, Bayrou, 56 ans, de Villiers, 58 ans et Le Pen, 79 ans, contre Hollande ou Royal ou Aubry ou Strauss-Kahn ou Fabius, respectivement 53, 54, 57, 58 et 61 ans, peut-être Buffet, 58 ans, probablement Laguiller, 67 ans, avec de la chance Taubira (cela dit sincérement), 55 ans. Restera le petit Besancenot qui, du bas de ses 33 ans paraîtra à peine sorti de ses langes.

Donc, les générations. J'ai une théorie selon laquelle une société change au bout de deux à quatre générations, à une ou deux près. On le voit, c'est une théorie très floue, mais pas tant que ça. Il y a deux choses à considérer: contrairement à la perception ordinaire que je constate, les sociétés anciennes étaient beaucoup moins stables qu'on ne le prétend, et celles actuelles sont bien moins instables qu'on ne le croit.


[1] On excusera, j'espère, cette accumulation du mot «auteur» dans cette phrase. Difficile de faire autrement…